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Alternances de la 

métaphysique – Essais sur Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, 2010, 

par Joseph Cohen. 

Entretien avec 

Stéphane Habib

 

 

Saluons d’abord l’importance de ce livre de Joseph Cohen, Alternances de la métaphysique – Essais sur E. Levinas (la force de celui-là ne peut nous faire oublier l’importance de quelques autres allant de Catherine Chalier à Jacques Derrida en passant par Didier Franck) qui de Levinas sait dire autre chose que ce qui ne s’y trouve pas écrit. La puissance de l’écriture de Joseph Cohen est telle qu’à simplement se déplier, elle fait voler en éclats nombre de préjugés – et ils sont légions – concernant la pensée d’Emmanuel Levinas. C’est qu’il est par lui d’emblée inscrit, dès le titre de l’ouvrage, dans l’histoire même de la philosophie, et dans ce que cette histoire a de plus radicale, c’est à savoir ce qui s’appelle « Métaphysique ». Donnant un tel départ à son texte c’est toutes les interprétations en termes de gentil humanisme, de nouvelle petite morale, ou encore de nouvelle théologie juive qui se trouvent barrées, empêchées, reléguées au rang de facilités. Surgissent alors les figures de Hegel, Schelling, Heidegger, Derrida, Blanchot et quelques autres.

Avec Alternances de la métaphysique, Joseph Cohen redonne à lire Emmanuel Levinas dans toute sa subversion, avec le tranchant de son questionnement et le vif d’une langue jusqu’à lui inouïe.

S.H. Vous donnez comme titre à votre dernier livre Alternances de la métaphysique. On peut alors penser y lire un certain engagement, le vôtre d’une part, dans la philosophie, et partant, celui que vous indiquez de Levinas dans la tradition de la métaphysique. Voilà qui est de prime abord très singulier puisque la très grande majorité des commentaires de Levinas se réduisent à en dire que l’être n’est pas sa question. Pouvez-vous alors nous faire entendre comment Levinas s’inscrit dans la philosophie, son histoire, et puis dans le débat philosophique le plus contemporain.

J.C. Il faudrait tout d’abord ouvrir en disant ceci – que Levinas a très bien compris, vu, interprété – qu’en philosophie on ne sort jamais de la métaphysique. La métaphysique, pour ainsi dire, est toujours notre lieu, et donc nous y sommes déjà engagés, exposés, rivés. Or cela ne saurait vouloir dire qu’il n’y a pas, dans la métaphysique, de différences, de dissemblances ou de césures, voire des « révolutions » qui renversent ou bouleversent l’orientation de son histoire. Bien plutôt, c’est marquer que toutes les gestes qui s’arment de la prétention de sortir de la métaphysique ne font que la réaffirmer et la reconstituer. Plus précisément, que de chercher à sortir de la métaphysique, c’est cela même qui constitue la métaphysique. Le titre de cet ouvrage, Alternances de la métaphysique, trouve ainsi sa première explicitation : incessamment la métaphysique est alternée. Ce qui veut dire qu’en se signifiant, la métaphysique est toujours orientée et tendue vers l’autre qu’elle-même. Et Levinas se situe d’emblée dans cette infinie alternance de la métaphysique. Il s’y situe en révélant au cœur de la métaphysique une inflexion radicale, à savoir qu’à même le déploiement de sa question fondamentale, la métaphysique est toujours déjà exposée à un événement irréductible au sens et hétérogène à l’essence qui s’y dicte – un événement lui commandant de toujours dire autrement ce qui s’y dit. Voilà l’exceptionnalité de ce rapport : la métaphysique est l’histoire de l’identité ou de la mêmeté, mais celle-ci n’est possible que si elle est déjà éveillée à et par une altérité événementielle et intraitable, non-dialectisable et non-reconnaissable par cela même qu’elle éveille. Ainsi, le rapport que Levinas maintient et entretient avec l’histoire de la métaphysique, rapport signifié dans la distinction qu’il introduit dans le discours philosophique entre le « Dire » et le « dit » ou entre l’« autrement qu’être » et l’« être », peut alors être pensé comme « in-conditionnalité ». Ce terme vient signifier la radicalité du rapport entre Levinas et l’histoire de la métaphysique. S’y trace une toute autre approche de l’histoire de la métaphysique. Une approche où l’autre de la métaphysique, éveillant la métaphysique tout en lui étant irréductible, ne cesse à la fois de suspendre et d’interrompre le principe régulateur de son histoire, à savoir celui de rechercher et d’établir le fondement ultime de ce qui est. Levinas ouvre ainsi à un rapport inédit où la métaphysique ne cesse de proliférer en tant que recherche et quête du fondement mais où cette prolifération est toujours déjà exposée à ce qu’elle ne peut approprier. Disons même, que la métaphysique ne cesse de proliférer parce qu’elle n’arrive jamais à approprier ou à réapproprier cela même qui l’anime, l’inspire, l’insuffle. Comme si la métaphysique n’arrivait jamais – mais c’est précisément cela qui la maintiendrait – à se réconcilier en et pour elle-même. C’est pourquoi en relisant la tradition philosophique, Levinas ne sollicite jamais une extériorité pure à partir de laquelle il la questionnerait, la solliciterait, l’interprèterait. Bien plutôt, il engage ce que l’on pourrait nommer une dé-fondation de la question fondamentale de la métaphysique en habitant le déploiement même de sa structure. Ainsi, en habitant la métaphysique, il témoigne à la fois de son sens et de son essence tout en y révélant cela même que ce sens et cette essence ne pourraient jamais fonder : l’impensable de la métaphysique. Ce que Levinas nomme l’Illéité – c’est-à-dire l’altérité d’un passé qui n’a jamais été et ne peut jamais être vécu dans la forme de la présence. En ce sens, l’Illéité ne cesse d’ébranler et de déborder la détermination du sens de l’être comme présence. C’est dire que se profile toujours dans la métaphysique la trace d’un Dire radicalement hétérogène au sens de l’être qui aussi et en même temps, ambigument et aporétiquement, appelle l’être à être dit. Voilà pourquoi la pensée de Levinas travaille à énoncer en grec ce qui vient d’un ailleurs que la Grèce. Levinas l’a maintes fois répété. Il s’inscrit dans le lieu philosophique en y inventant des performativités venues d’une exposition à l’autre impensé et impensable du Logos. Comment penser ce rapport ? Telle est la question levinassienne. Elle commande qu’on pense l’histoire de la métaphysique depuis une certaine idée de la justice hyperboliquement irréductible à la vérité. Ce qui signifie ouvrir à un rapport éthique avec la métaphysique, disons une certaine façon d’être fidèle à la métaphysique en lui étant aussi infidèle, en lui insufflant cela même qu’elle ne saurait encore comprendre ou faire sienne. 

2. Votre livre dégage quelque chose comme une position voire un structure propre à la philosophie d’Emmanuel Levinas, une manière d’être et dedans et dehors en même temps, un « au-delà » qui est un « dans ». Structure par laquelle se brouillent les oppositions soutenant communément la pensée. Structure déstructurante en somme dont les affinités avec la déconstruction sont, semble-t-il, importantes. Ainsi Levinas échappe à toute prise définitive et conséquemment ne peut que déranger. Quel est l’impact d’une telle insaisissabilité pour la pensée ? Est-ce cela qui permet à Emmanuel Levinas de travailler et avec la philosophie et avec la littérature et ce sans contradiction ? Parce qu’en effet, il est important de rappeler que Levinas a livré quelques textes dans lesquels les fils de la philosophie et de la littérature font noeud. Je pense entre autres à Celan, Jabès, Proust et bien entendu Blanchot auquel vous consacrez l’impressionnant dernier texte de votre livre : « Prier ».

La question est judicieuse à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle souligne fort justement une certaine filiation entre la déconstruction et ce que Levinas appelle l’éthique. Je tiens à cette filiation. Non pas parce qu’elle isolerait Derrida et Levinas dans une position contre-philosophique uniquement concentrée sur l’altérité et l’oubli de l’altérité dans la tyrannie logo-centrique de la pensée occidentale, mais bien plutôt parce qu’on peut signifier, depuis cette filiation, un rapport inédit, engageant, résolument tournée vers ce qui dans l’histoire de la philosophie lui demeure encore insoupçonné et qui la porte vers un avenir où incessamment l’envoi du philosophique, sa question propre et originaire serait toujours déjà mise en question et donc interpellée à être autrement formulée. Comme si ce qui s’ouvrait dans l’écriture de Levinas, de Derrida, c’était une mise en question de la question fondamentale de la métaphysique – une mise en question qui en retour constitue la question fondamentale de la métaphysique non plus simplement en visée mais aussi en adresse. C’est là une « structure » inédite du langage qui se promet. Or il faudrait ici exposer rigoureusement cette filiation en commençant par rappeler que ce que Levinas nomme la signifiance, cela même qui définit le pour-l’autre, est toujours dans l’être au-delà de l’être. Cette modalité, l’« au-delà dans », ouvre non pas à un horizon de signification ou d’intentionnalité ni non plus à ce que l’on appelle, en phénoménologie, un « monde ». Bien plutôt, elle ouvre à ce que j’appellerais la réitération d’une aporie où la réponse, ce qui veut toujours dire pour Levinas la responsabilité, signe toujours une disjonction du temps-présent. En effet, la possibilité de la réponse est ici entièrement rivée à l’impossible de la présence, c’est-à-dire à l’impossibilité pour cette réponse responsable de se donner dans la présence du présent. Ainsi, pour Levinas, la possibilité de la réponse responsable est toujours déjà travaillée par une inconditionnalité – à savoir, l’impossibilité de se faire présence. Et Levinas ne cesse en effet de réitérer cette aporie. La réponse est toujours décrite comme l’intimité même du sujet – non pas donc comme un accident qui arriverait à un sujet, mais comme une « structure » qui précèderait la subjectivité en débordant de toutes part son identité à soi. D’où la question : comment penser cette réponse dont le sujet ne serait même pas responsable et où la subjectivité ne peut plus se poser soi-même dans l’être sans être déjà commandée, interpellée, élue pour l’autre ? Cette question ouvre à un abîme au cœur de la subjectivité, un abîme où celle-ci ne saurait se résoudre dans l’absolu de la liberté, de la conscience ou du cogito comme modalités ontologiques de son autonomie. La subjectivité ici est happée hors d’elle-même et donc ab-solue parce qu’elle a toujours à répondre et qu’elle est déjà en retard sur sa réponse en ce qu’elle demeure commise avec l’Autre irréductible et hétérogène à sa visée qui l’élit avant qu’elle soit à même de l’élire. Ainsi, toujours avant l’autonomie et déjà en retard sur l’appel de l’autre, il y a une disposition singulière du sujet pour-l’autre. Ce qui signifie que la réponse est toujours déjà en infinition, comme l’écrit Levinas, c’est-à-dire inaccomplie et an-archique, sans fin et sans commencement, rivée à ne jamais pouvoir se dire et s’affirmer en et pour soi-même. Toujours la réponse ne se donne que là où son don est gardé et sauvegardé par l’impossibilité de se faire présence. Et donc en rompant, en césurant, en perçant irrémédiablement l’horizon temporel de la phénoménalité, la réponse ouvre à une idée de justice qui précède toujours la vérité. Une justice qui commanderait toujours la dé-fondation, la désarticulation, lâchons le mot, la déconstruction du temps en en appelant à une réponse impossible à comprendre dans et par l’ordre du phénomène. Or cette idée de justice hyperbolique, c’est très précisément ce qui œuvre dans la philosophie de Levinas. Et c’est aussi ce qui, me semble-t-il, demande à être pensé : une éthique de la déconstruction. Je me garde ici de m’enfoncer trop rapidement dans ce qui pourrait ressembler à un slogan. Mais il me semble que cette idée de justice qui hyperboliquement réitère l’aporétisation de tout horizon de signification ou d’intentionnalité, arrive à toute réponse. C’est là peut-être la seule et unique, singulière et insubstituable chance que vienne à l’idée quelque chose comme l’éthique. Une éthique cependant qui n’aurait plus rien à voir avec l’autonomie de la loi morale ou bien avec la reconnaissance dialogique dans l’élément universel d’une communauté de sens, mais qui chaque fois tiendrait à éveiller l’unicité d’une responsabilité immémoriale adressée à l’altérité irréductible à la visée ou à l’intentionnalité, à l’interprétation ou à la catégorisation. D’où la possibilité de faire parler la philosophie autrement et donc, peut-être aussi, littérairement. 

3. Pour finir il me faut vous demander si ce livre, Alternances de la métaphysique – Essais sur Emmanuel Levinas, est à inscrire dans la suite de vos deux livres précédents : Le spectre juif de Hegel et Le sacrifice de Hegel ? Si oui, comment lire cette inscription ? Levinas y occupe-t-il une place particulière voire stratégique ? A quoi alors sera consacré votre prochain ouvrage ? Comment ne pas finir sur l’à-venir dont vous rappelez que Blanchot en dit qu’il est pour l’écriture ce qui reste « à dire » ? Que vous reste-t-il à dire alors ?

Merci pour cette question. Car elle fait jouer une particularité très difficile à définir. Elle fait jouer une certaine trace qui, loin de se constituer en question fondamentale, ne cesse de travailler la lecture toujours active, l’interprétation radicalement plastique et le questionnement sans relâche, infatigable, quasi-obsessionnel que j’essaie – à partir de Hegel et de Levinas, mais aussi de Nietzsche, de Heidegger et de Derrida – d’inscrire dans l’histoire de la métaphysique. Ce qui me travaille c’est, en vérité, le mouvement essentiel de cette histoire là où ce même mouvement révèle, non pas contre lui-même, mais en et par lui-même un supplément impensé, voire un reste ou un excédant impensable et insoupçonné. Comme si l’histoire de la métaphysique se constituait précisément dans et par cette a-logique de la supplémentarité. C’est là ce que Derrida nommait la spectralité et que je tente, à ma manière, d’éveiller, de réveiller, d’animer dans et par les textes de la tradition philosophique. Comme si l’histoire de la philosophie disposait encore de ressources, de potentialités, de puissances ou de forces toujours au-delà de ce que cette tradition s’emploie à signifier et qui ne cesseraient de s’infiltrer, de s’écrire, de se transcrire dans ladite tradition. Et ce geste de « tourner autour », que j’employais dans les deux études consacrées à Hegel, ne cesse en effet d’encercler le corpus de cette tradition en y faisant voir le déploiement essentiel de son orientation et en le forçant, ce même corpus, à toujours produire plus que ce qu’elle présente ou représente.

Or ce qui se produit à la fois au-delà de la tradition philosophique tout en travaillant entièrement dans et comme l’essence de cette tradition, c’est une puissante et inattendue figure du sacrifice. Pourquoi ? Car le sacrifice témoigne doublement, ambigument, obliquement à la fois du sens de cette histoire qui se constitue par une relève réappropriatrice où ce qui est nié est aussi gardé, sauvegardé, préservé dans l’idée totalisante d’une essence spéculative tout en marquant la césure, la coupure, la rupture de cette logique sacrificielle en ouvrant à une possibilité où se profile et se démultiplie la modalité innommable, irreprésentable, insaisissable d’un événement de pensée délié, détaché, libéré – un événement de pensée qui aurait sacrifié, sansrelever dans son sacrifice, le sacrifice. Cet événement de pensée, je le cherche et le recherche, à vrai dire je le traque dans toute pensée, écriture, témoignage. Et c’est précisément, aussi rigoureusement que possible, cela même qui occupera mes recherches. C’est dire que toujours et partout je sonde le double-instant où à la fois l’histoire de la philosophie révèle, en son intimité propre, sa compulsion au sacrifice, sa puissance de porter en elle-même, l’élevant à une plus radicale sublimation, sa propre mort et où cette même histoire ne se voit pas mourir, ne retrouve pas le lieu de son sacrifice ni le temps de se reconnaître dans les bordures ou les frontières de son immolation. Je ne saurais dire ce qui m’attire et me tient, me retient, m’empêche de fixer mon regard ailleurs que sur cet instant que l’on pourrait aussi nommer celui d’une mort de la philosophie. Peut-être est-ce précisément l’alternance infinie, indomptable, a-dialectique et a-téléologique du génitif : comme si demeurer en philosophie c’était spéculer à la fois à partir du lieu où sa mort lui appartiendrait depuis toujours – là où il appartiendrait à la philosophie de s’y penser, de s’y résumer, de s’y reconnaître, de s’y accomplir – et en même temps penser à une autre mort qui, lui ressemblant tout en lui étant radicalement hétérogène et irréductible, commanderait une interruption, une suspension, c’est-à-dire aussi une décision de mettre à mort la mort, et ce sans laisser la pensée se happer par le risque ou la tentation de se relever incessamment à une profondeur plus absolue cela même qu’on abandonne. Ce qui veut peut-être dire qu’il faille s’inscrire en philosophie en y transcrivant toujours l’instant où elle perce et transperce le philosophique. Ou encore, qu’il faille lire l’autre de l’écriture dans l’écrit, parler la langue de l’autre en parlant la sienne, écrire plusieurs textes à la fois – inconditionnellement.

 

4. Il va de soi que je dois me faire mentir moi-même et, après vous avoir entendu dans cette réponse, reprendre le fil de mes questions, ou bien n’est-ce pas du tout me faire mentir ou me contredire, mais très précisément faire suite à ce que je crois déceler de l’inépuisabilité, de l’interminabilité du reste de ce qui « reste à dire ». Et partant me voilà dans l’obligation, contraint par la structure même de ce qui se donne à penser dans ce que vous écrivez, de relancer la question. Aussi y va-t-il justement du reste dans la question qui ne peut manquer de venir dès lors qu’on entend revenir sans cesse, dans ce que vous dites et écrivez, quelques vocables, quelques philosophèmes ou plutôt quelques motifs que la force de la répétition pousse à qualifier d’obsédants : sacrifice, filiation – difficile de ne point se laisser aller au trop évident sacrifils – spectres, reste, tradition.

J’arrête là la série en insistant sur le sacrifice et la filiation qui me font penser bien évidemment à cette question de la fidélité que vous traitâtes avec Raphaël Zagury-Orly lors du colloque Judéités – Questions pour Jacques Derrida. Cela, ce qui peut-être se joue dans ce que vous ne cessez de creuser, eh bien votre entrée dans l’histoire de la philosophie, histoire hantée dites-vous, histoire que dans ma langue je pense schizée ou divisée, votre dernier livre dans la variété de ses textes l’illustre. En effet, voilà surgir dans une séquence classique allant de Kant à Hegel, un texte – seul texte existant intégralement consacré à cette question, à ma connaissance tout du moins – dont la problématique est articulée autour des rapports de Schelling à Levinas. Quelle histoire !

Quelle histoire ? Quelle histoire de la philosophie ? Pouvez-vous de ce traitement singulier de la tradition que je crois pouvoir relever en vous lisant, expliquer, montrer ou insister sur cette manière qui est la vôtre de faire avec les textes, de lire et d’écrire. De lire c’est-à-dire d’écrire puisque, ce que Foucault écrivait à Derrida, il me semble qu’on ne peut que vous le répéter aujourd’hui : « Sans doute l’acte premier de la philosophie est-il pour nous – et pour longtemps – la lecture : la tienne justement se donne avec évidence pour un  tel acte. C’est pourquoi elle a cette royale honnêteté. » 

Au fond, cette trop longue question en contient au moins deux auxquelles vous pouvez répondre comme il vous plaira, bien sûr, qui, ces deux questions, se tiennent et s’enlacent peut-être l’une avec l’autre, mais c’est à vous maintenant de nous le dire : quid de la fidélité, de la trahison, du sacrifice et de la filiation et comme philosophèmes (premièrement) et comme traitement à la fois radical et singulier de et dans l’histoire de la philosophie qui est la vôtre (deuxièmement) et dont Alternances de la métaphysique est un nouveau chapitre, une nouvelle partie sans doute, ô combien puissante et inventive – dont l’écriture, à vous lire et relire on le comprend avec la force de l’évidence, ne fait que commencer ?

Votre double-question n’est pas sans évoquer une multitude d’entrées possibles pour tenter, à ma manière, de l’approcher. Celle-ci marque une certaine impossibilité de clore l’entretien et donc engage, nous engage, dans ce que Blanchot nommait l’« entretien infini » autour de ces « thématiques » qui incessamment reviennent dans tout travail à la fois de lecture de la tradition philosophique, puis – mais c’est évidemment sans chronologie – d’écriture, de ré-écriture de cette même tradition où – c’est en tout cas ce à quoi je m’essaie – l’événement de la différence vient surprendre, et ainsi suspendre son histoire. D’où la nécessité de la répétition. Je crois fermement en cette nécessité de répéter les mots, le lexique, les concepts, les orientations et les directions déployés dans notre tradition à même notre écriture. Et donc d’emmêler au point où elles deviendraient indissociables les deux expériences qui façonnent notre mémoire philosophique, la lecture et l’écriture. En ce sens, je perpétue inlassablement la volonté d’écrire en lisant et de lire en écrivant, c’est-à-dire de ne jamais dissocier les deux en cherchant à penser une autre expérience à la fois de la lecture comme de l’écriture. En cherchant donc à plier « écriture » et « lecture » vers  le creux d’un « instant » où chaque fois singulièrement nous répondons depuis l’histoire de la philosophie, en reprenant et en réitérant les mots de son lexique depuis un ailleurs où se déjoue toujours la dualité entre « écrire » et « lire ». Vers où nous projetterait cet instant ? En une « position » inattendue ouvrant donc à une autre expérience et un autre rapport jouant sans cesse à se dire « contre » et « tout contre » le philosophique. L’on pourrait même dire vers une singulière exposition de la pensée – là où lui arrive une autre instantanéité du temps, hétérogène à la temporalité du présent et de la présence et dont nul ne pourrait encore prédire si elle vient d’un passé ou d’un avenir. Comme si elle venait donc à la fois – et ce sans qu’ils n’arrivent à s’accorder – du passé et de l’avenir. C’est pourquoi l’événement de cette autre temporalité proviendrait d’une indécidabilité où jamais ne s’explicitera l’identité à soi de cette conjonction entre passé et avenir. C’est dire que l’événement de cette autre temporalité ne viendra que d’une disjonction du temps et donc, à la fois, d’un passé plus passé que tout passé et d’un avenir plus avenir que tout avenir. D’un passé immémorial et d’un avenir inscrutable où se sera fait entendre l’exigence de réinventer l’écriture et la lecture philosophiques en insufflant au cœur de chacune ce que nous pourrions nommer ici une « suppléance » dont la réverbération portera tout texte au-delà de l’ensemble de propositions réglées et en-deçà de la composition structurée des développements et contre-développements qui l’animent. C’est dire en le portant lui-même, le texte, dans la rigueur la plus démesurément précise et juste en le déportant là où il ne cesserait de s’amplifier en performativités imprévues, là où ce qui se jouerait dans l’écriture et dans la lecture ce serait le geste de répéter le même en le projetant, non pas vers son autre appropriable, mais vers l’autre radicalement hétérogène à son essence ou à sa présence. Forcer l’écriture à s’écrire toujours autrement en la « laissant dire » non pas ce qu’elle est, non pas ce qu’elle aurait à être, ni non plus ce qu’elle n’est pas, mais son diffèrement. C’est pourquoi je pense souvent et je me laisse peut-être trop fortement emporté par le rêve de Walter Benjamin, ce rêve pour ce livre impossible où s’ajointeraient et s’assembleraient fragments, citations, extraits de textes, architecturalement disposés, enchevêtrés, collationnés, au point où l’on aurait même oublié leur provenance mais où leur répétition ne reviendraient jamais à un simple ressassements ni à une triviale redite, mais au contraire, produiraient une composition inédite non pas de sens mais de ce qui aura toujours précédé le sens, c’est-à-dire l’envoi, l’événement… Voilà au fond ce que j’appelle être fidèle. En écriture, en lecture, en philosophie. S’inscrire en une filiation pour la porter ailleurs et là où elle ne ferait, en elle-même, que se différencier et se différer – ce que Derrida appelait la « trace ».  

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